7
Une heure avant le début du procès, la place devant le Palais du Conseil était noire de monde. Beyle joua des coudes jusqu’à atteindre le pied des marches. Il battit en retraite en apercevant le cordon de policiers qui endiguait la foule. Le Palais était un exemple discutable de l’architecture technologique pompeuse que la Terre avait exportée avec enthousiasme sur les autres mondes dans les premiers temps de la conquête.
Il avait probablement été le premier édifice construit après l’érection du dôme.
Lorsque les portes s’ouvrirent, ce fut la ruée. Mais seuls les détenteurs d’une carte spéciale purent pénétrer dans la salle des séances. Les autres s’entassèrent dans un vaste hall où l’on avait disposé de grands écrans. Des techniciens installaient d’autres écrans sur la place. L’Administration tenait à ce que la condamnation d’Archim se fit dans les régles et avec le maximum d’éclat. Les écrans s’animèrent enfin quelques minutes avant le début de la séance. La caméra avait été placée au centre de la salle et le Terrien pouvait nettement distinguer, de profil, sur la droite, l’accusé et au fond les vingt membres du Conseil, noires figures compassées. Un peu en avant d’eux se dressait une estrade où siégeait le Président.
Sur la gauche, un bureau d’apparence modeste portait un écriteau indiquant : « Le Secrétaire du Grand Conseil ». Mais au contraire de ses collègues, Jon d’Argyre était absent sans que le Président parût s’en inquiéter.
Un tumulte considérable régnait qui ne s’apaisa que lorsque retentit une sonnerie stridente annonçant le début de l’audience. Beyle se demanda à quoi pensaient ses collègues qui, sur la Terre, avaient dû être arrachés à leurs occupations ou tirés de leur lit à l’annonce des événements, et qui devaient le traiter de tous les noms.
Un homme se leva dans les rangs du Grand Conseil de Mars et lut l’accusation d’une voix égale. Ses collègues l’écoutaient sans manifester beaucoup d’intérêt. Ils portaient pour la plupart les plus vieux noms de Mars et contrôlaient à eux tous le plus clair de la fortune de Mars qu’ils administraient sans du reste la posséder réellement.
Quelques-uns, pourtant, avaient une origine plus plébéienne. Ceux-là, les patriciens de Mars les avaient admis dans leurs rangs en raison de leurs bons et loyaux services. L’histoire se répétait sans se lasser. C’étaient les chiens admis à hurler avec les loups dans l’espoir de recevoir une part de la proie. C’était cependant parmi eux qu’Archim avait le plus de chances de trouver quelques partisans.
L’acte d’accusation contenait peu d’éléments nouveaux. Il rejetait l’ensemble des responsabilités sur Archim et déchargeait quelque peu ses “complices” arrêtés en même temps que lui. La manœuvre était habile. L’accusation pouvait jouer sur le chauvinisme martien et tenter de suggérer que Noroit seul avait favorisé l’hégémonie terrienne mais elle ne pouvait se risquer à étendre ce grief à tous ses compagnons. Ils comptaient trop d’amis dans l’assistance pour que cette insinuation demeurât crédible. Beyle nota avec soulagement qu’il n’était fait nulle mention de Gena ni de lui.
L’acte donnait un bref résumé des projets d’Archim et s’étendait à plaisir sur le fait que ces “fantaisies démentes ne pouvaient servir qu’à masquer un vaste plan de subversion destiné à assurer l’hégémonie de certains intérêts terriens sur Mars et à dérober à leurs légitimes propriétaires, les Martiens, les richesses minières, pour en faire profiter les Terriens ”.
L’accusation était grave et ne risquait pas d’améliorer les relations du Grand Conseil avec le Gouvernement Terrien. Mais elle était habile dans la mesure où elle reprenait un thème fréquemment évoqué par les autonomistes martiens et qui trouvait de profondes résonances dans la population.
Lorsque l’accusateur se tut, il y eut un instant de silence, puis le défilé des témoins commença. Des gens sans importance, d’abord. Ils vinrent raconter comment ils avaient été approchés par le Parti du Projet, avaient flairé la trahison et transmis aussitôt leurs impressions à l’Administration. Leurs récits contenaient des invraisemblances et des contradictions que ni Archim ni son défenseur ne relevèrent. Beyle comprit que le climaticien désirait plaider sur le fond et non sur la forme. Il voulait profiter de l’occasion pour exprimer ses idées et dédaignait de se lancer dans un combat de procédure.
Le Président du Grand Conseil s’offrit le luxe de confondre certains de ces témoins. Jon d’Argyre tenait à donner au Système Solaire l’impression que le procès se déroulait selon les usages, entre gens de bonne compagnie, et que les cartes n’étaient pas biseautées. Il avait donc mis en scène quelques maladresses.
Puis l’huissier annonça le secrétaire de Jon d’Argyre.
Un jeune homme au teint pâle expliqua qu’il venait témoigner en lieu et place du Secrétaire du Grand Conseil que ses fonctions empêchaient de paraître à la barre. La requête était peu ordinaire, mais vu les circonstances le tribunal l’accepterait peut-être.
Le Grand Conseil accepta.
— M. d’Argyre, commença le secrétaire qui consultait fréquemment ses notes, a reçu le jour même de l’arrestation du prévenu, vers les cinq heures du matin, un appel anonyme l’avertissant qu’une réunion factieuse se tiendrait dans les souterrains de la ville au-dessous de sa propre maison. Un agent de la Terre y assisterait sans doute. M. Jon d’Argyre conféra immédiatement avec certains de ses collègues sur la situation nouvelle qui venait d’être créée par les activités clandestines du Parti du Projet. Décision fut prise après examen du plan des lieux d’arrêter les participants. Conduisant lui-même les valeureux membres de la police martienne, M. d’Argyre, à partir de sa propre demeure, parvint à atteindre le secteur des souterrains où les factieux avaient installé leur base secrète. Le secret dont ils s’étaient entourés suffisait à prouver le caractère antisocial de leur entreprise, de même que le perfectionnement de leur équipement sa nature de complot depuis longtemps préparé.
Un membre du Conseil interrompit le témoin.
— Puis-je vous poser une question ?
— Certainement, dit le jeune homme.
— Qu’est devenu l’agent terrien ?
— Il a été arrêté, dit calmement le secrétaire. Mais sa nationalité lui interdit de comparaître ici. Il devra répondre de ses actes devant les tribunaux de la Terre.
L’amusement le disputait à la colère dans l’esprit de Beyle. Du bluff pur et simple. Mais il commençait à prendre la mesure de Jon d’Argyre. Admettre officiellement que le Terrien était en fuite eût été pour lui un aveu d’impuissance. Affirmer qu’il était arrêté contraignait le gouvernement de la Terre à rester momentanément en dehors de l’affaire et à désavouer Beyle officiellement. Bien entendu, ce bluff ne tiendrait pas longtemps. Mais Jon d’Argyre ne lui en demandait pas tant. Et il pouvait d’autre part passer ainsi plus aisément sous silence le rôle de sa fille qu’Archim de son côté ne dévoilerait certainement pas.
Après quelques questions de pure forme, le Président remercia le secrétaire. Au lieu de regagner sa place dans la salle, celui-ci vint s’asseoir à côté ae la table officiellement réservée à Jon d’Argyre dont la place demeurait toujours vacante. Personne n’éleva d’objection.
Les policiers qui avaient dirigé la brigade d’intervention comparurent à leur tour. Leur déposition fut terne. Puis des scientifiques vinrent dire le peu de bien qu’ils pensaient des théories d’Archim qu’ils traitèrent entre autres aménités d’inconscient ou d’arriviste. Certains furent véhéments, d’autres ironiques. Quelques-uns revêtirent de mépris leur évidente jalousie.
Archim n’usa jamais de sa faculté de contre-interroger les témoins. Il devenait de plus en plus évident qu’il ne chercherait même pas à se défendre.
Après une brève suspension, les témoins à décharge défilèrent à leur tour. Le Directeur de l’institut de Climatologie Martienne tint à dire le bien qu’il pensait de son ancien élève.
— Noroit, dit-il, est l’un des meilleurs climaticiens de Mars, peut-être l’un des meilleurs du système solaire. Son travail sur les micro-climats polaires fait autorité. Ses recherches récentes sur le passé climatique de notre planète représentent l’œuvre scientifique la plus ambitieuse dont mon Institut ait jamais eu la responsabilité. Il a montré que Mars a perdu son atmosphère non pas tant en raison de sa faible gravité que d’une série régulière de cataclysmes astronomiques dont les traces peuvent être retrouvées dans tout le système solaire. En d’autres termes, ce sont des collisions répétées avec des astéroïdes et des comètes qui ont dépouillé Mars de son atmosphère et d’une grande partie de son eau.
La salle s’agita.
— Y a-t-il une raison de penser que ces catastrophes puissent se reproduire ? demanda le président.
— Pas avant vingt-cinq millions d’années au moins si la périodicité constatée qui est de l’ordre de trente millions d’années se maintient.
— Peut-on en déduire que le plan de Noroit, visant à transformer l’atmosphère de notre planète, a quelque apparence de sens ?
— Je ne suis pas qualifié pour répondre, faute d’avoir étudié attentivement la question qui excède ma compétence.
Le président insista :
— Mais quelle est votre intime conviction ?
— Les moyens techniques à mettre en œuvre dépassent presque l’imagination. Mais en lui-même le projet n’est pas absurde. En supposant qu’il puisse être mené à bien, Mars disposerait d’une atmosphère stable pour au moins vingt millions d’années.
La salle se mit à hurler et le président dut brandir la menace d’une expulsion générale pour ramener le calme.
— Pensez-vous que Noroit ait pu à lui seul échafauder valablement un tel projet ?
— Certainement pas. Mais il ne prétend pas avoir établi autre chose qu’un programme, certes très détaillé, d’études.
— Estimez-vous que Mars pourrait à elle seule réaliser éventuellement ce programme au delà des études préliminaires ?
— Non, répondit simplement le professeur.
— Une aide de la Terre serait donc très importante ?
— Déterminante serait un mot plus approprié.
La salle s’agita de nouveau.
— Dans quelles proportions considérez-vous que l’aide de la Terre devrait intervenir ?
Le professeur hésita, visiblement embarrassé.
— La question n’est pas de mon ressort. Je dirais qu’un tel plan n’est pas à l’échelle de l’économie martienne. Il devrait être assumé presque entièrement par la Terre.
— La Terre en contrôlerait donc entièrement l’exécution et les conséquences.
— Je n’ai rien dit de tel. Elle pourrait être tentée de le faire.
— Je vous remercie. Un membre du Conseil souhaite-t-il poser au témoin une question complémentaire ?
Le secrétaire de Jon d’Argyre se leva.
— M. d’Argyre aurait aimé poser une question au témoin.
Le président hésita un instant.
— Faites, dit-il enfin.
— M. d’Argyre aurait aimé savoir quel paiement la Terre pourrait exiger de Mars en échange d’une faveur aussi… cosmique.
Le savant resta silencieux.
— Eh bien ? fit le secrétaire de Jon d’Argyre.
— Il n’y a rien sur Mars qui justifie un tel sacrifice financier, souffla le professeur. Sauf…
— Sauf ?
— Sauf peut-être l’espace. La Terre est surpeuplée, tout le monde le sait.
La salle rugit de colère.
— Mais rien ne pourrait se faire avant plusieurs générations, ajouta précipitamment le professeur.
— Vous avez souligné à plusieurs reprises que Noroit était un homme ambitieux. Jusqu’où, d’après vous, pourrait aller son ambition ?
— Je n’ai voulu parler que de son ambition scientifique.
La salle murmura.
— En êtes-vous bien certain ? Acceptons le mot dans ce sens. Estimez-vous qu’il aurait été prêt à n’importe quel acte pour conduire une expérience ? Et, pour y parvenir, à se soumettre à une puissance extérieure ?
Le savant rougit.
— Bien des scientifiques se damneraient pour vérifier leurs idées, dit-il. Mais je ne pense pas qu’Archim soit capable de faire quoi que ce soit que puisse lui interdire sa conscience.
— Je vous remercie, dit sèchement le secrétaire.
Le président appela le témoin suivant qui était Larsen. Il fit son apparition entre deux gardes en tant que prévenu. Mais le président annonça que des charges si minimes avaient été retenues contre lui qu’on l’avait autorisé à témoigner à décharge sur sa demande. Il indiqua comme en passant que les autres membres arrêtés du Parti du Projet feraient l’objet d’un procès séparé de celui d’Archim.
— Archim est l’homme le plus honorable de Mars, commença Larsen.
— Le Conseil vous fait grâce de vos appréciations, dit le président avec une nuance de mépris dans la voix.
— Peut-être, reprit Larsen sans se démonter. Mais j’ai à dire quelque chose de la plus haute importance. (Il regardait tout autour de lui comme s’il cherchait un appui dans la salle, mais le Terrien nota qu’il évitait de croiser le regard d’Archim.) Voilà, Archim a été victime d’un sabotage. Je l’ai sauvé moi-même. L’accident ou plutôt l’attentat s’est produit dans la Mare…
Archim se leva d’un bond.
— Je demande que les deux affaires soient dissociées, monsieur le Président. Elles sont sans relation.
— Au contraire, tonitrua Larsen. Je connais bien le coupable. C’est…
Archim couvrit sa voix.
— Je prie qu’on emmène le témoin, monsieur le Président. Son âge excuse bien des choses et sa déposition ne pourrait qu’embrouiller la situation. Il s’agit d’une affaire à laquelle je donnerai ultérieurement des suites.
Une voix dans la salle se fit entendre :
— Alors, tu repilotes, Larsen ?
Des murmures lui firent écho.
— Silence, dit le président. (Il quitta son fauteuil et s’entretint quelques instants avec deux de ses collègues. Puis revenant à sa place, il dit d’une voix rogue :) Le Conseil estime qu’il n’a pas à connaître pour le moment cette affaire qui n’a pas été mentionnée à l’enquête. Il se réserve cependant de l’examiner plus tard. L’incident est classé.
L’attention de Beyle se reporta sur le secrétaire de Jon d’Argyre. Il était demeuré impassible. Jon d’Argyre avait dû compter sur le fait qu’Archim essaierait de tenir Gena aussi éloignée de l’affaire que possible.
Archim se rassit, visiblement soulagé.
— Cependant, reprit le président, le Conseil aimerait entendre le témoin préciser un point. Le témoin a dit qu’il avait sauvé l’accusé. Était-il seul à ce moment ?
— Oui, dit Larsen mollement, après avoir hésité.
— Le témoin peut-il indiquer le lieu de cet accident ?
— Un point situé au nord-est de la Mare Sirenum. L’accident s’est produit dans la journée qui a précédé les événements. Mais ce n’était pas un accident normal. C’était…
— Restons-en aux faits. Le témoin s’est-il rendu dans la Mare Sirenum en utilisant un coptère ?
— Oui, dit Larsen.
— Alors le témoin peut-il expliquer au Conseil comment il est parvenu à piloter un coptère malgré son infirmité dont l’origine, je m’empresse de le dire, est hautement honorable ?
— Quelqu’un m’a accompagné, finit par grommeler Larsen.
— Qui ?
— Un ami d’Archim.
Larsen virait au pourpre.
— Nous ne jouons pas aux devinettes, dit le président. Ne s’agirait-il pas plutôt de l’agent de a Terre ?
— Si, reconnut Larsen, l’oreille basse.
Le président dut menacer une nouvelle fois de faire évacuer la salle pour rétablir l’ordre.
— Je remercie le témoin, dit enfin le président. Nous allons maintenant passer à l’inventaire des pièces et dossiers découverts lors de la perquisition.
Les documents furent projetés sur un écran. Ils étaient relatifs aux travaux d’Archim ou aux relations qu’il avait entretenues avec ses collègues terriens. Beyle espéra que le courrier d’Archim avec la Sécurité scientifique de la Terre ne se trouvait pas dans les archives saisies. L’un et l’autre s’y étaient toujours exprimés avec une franchise qui avait scellé leur amitié. Puis il se dit que le climaticien, conscient de la précarité de sa situation, avait dû le détruire au fur et à mesure.
Jon d’Argyre n’avait toujours pas fait son apparition. Beyle estima qu’il était temps d’agir. La situation ne pouvait plus que s’aggraver pour Archim. Le public était manifestement dressé contre lui.
Il se fraya un chemin dans la foule et aborda un huissier en tenue dans un couloir proche de la sortie.
— Je désire parler au Secrétaire général Jon d’Argyre, dit-il simplement.
L’huissier le toisa, interloqué, puis le repoussa de la main.
Le Terrien insista :
— Je veux le voir. J’ai une communication importante à lui faire.
— Plus tard, dit l’huissier. M. d’Argyre est occupé.
L’huissier dévisageait Beyle sans le reconnaître.
— Je viens de la Terre, dit Beyle. Je dois le voir sans délai. Montrez-moi le chemin.
L’huissier tripota sa chaîne.
— Vous n’avez pas l’air d’un Terrien.
— Peut-être, dit Beyle. Mais regardez-moi bien. Vous avez dû voir plusieurs fois mon agréable physionomie ces dernières heures. Ou alors vous ne regardez jamais les nouvelles. Vous pouvez m’annoncer. Je suis Georges Beyle.
L’huissier ouvrit de grands yeux.
— Mais on vous recherche.
Il commença à s’émouvoir.
— Vous croyez ? dit Beyle. Ils viennent de dire que j’étais en prison. Inutile d’alerter la police. Je ne demande qu’à vous suivre. Veuillez avertir Jon d’Argyre immédiatement.
— Par ici, dit enfin l’huissier.
Ils traversèrent l’entrée du hall sans trop attirer l’attention. L’huissier poussa une porte de verre dépoli après avoir prononcé quelques mots dans un microphone.
Il conduisit Beyle dans une petite pièce et ressortit, fermant soigneusement la porte sur lui. Quelques minutes plus tard la porte se rouvrit et trois hommes en uniforme, armés, entrèrent.
— Suivez-moi, dit le plus richement galonné. M. le Secrétaire général accepte de vous recevoir.
— Je vous attendais, dit Jon d’Argyre, debout devant son bureau. Vous avez besoin de moi, n’est-ce pas ? Je suis disposé à me montrer beau joueur. Quittez Mars discrètement.
Beyle sourit. Son attention fut attirée par une boule de verre qui semblait emplie d’un nuage bleu et qui trônait sur le milieu du luxueux bureau de bois terrestre. Cette couleur bleue lui rappelait quelque chose. Un frisson lui parcourut le dos. Il détourna le regard. Les murs du bureau étaient lambrissés et l’unique fenêtre opacifiée.
— Êtes-vous si sûr d’avoir gagné ?
— Contre vous, non. Je ne puis rien contre vous. Vous êtes terrien. Mais je doute qu’on vous attende avec des fleurs à votre retour. Et que la Terre ose encore défendre le projet de ce fou de Noroit. Lui, je le tiens.
— Vous le haïssez ?
— Je ne hais personne. Croyez-vous qu’on puisse haïr quand on occupe un poste comme le mien. Je puis seulement écarter de Mars ce que je crois néfaste pour l’avenir de Mars.
— Ou pour le vôtre, dit Beyle.
— Est-ce si différent ?
D’Argyre reporta son regard sur un point au-dessus de la tête du Terrien. Il devait y avoir, suspendu au-dessus de la porte, un écran qui retransmettait le déroulement des débats.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps à gaspiller, dit Beyle. Je viens vous demander de reconsidérer votre position à propos du plan de Noroit. La Terre tient à sa réalisation. Elle a les moyens de contraindre Mars. Mais elle ne souhaite pas votre chute.
Jon d’Argyre joignit les mains et prit un air profondément ennuyé.
— Voilà des propos fort peu diplomatiques. Mais tout cela m’échappe désormais. Le Grand Conseil est seul juge. Vous pouvez constater que je n’ai même pas voulu peser sur sa décision malgré ma voix prépondérante.
— Vous contrôlez le Conseil, dit Beyle.
Jon d’Argyre sourit.
— Et si cela était ? Écoutez. Depuis des années, Noroit m’a rendu la tâche difficile. On n’ignore pas sur Terre l’agitation qui a régné ici autour de ce projet démentiel. Votre venue m’a fourni l’occasion de m’en débarrasser définitivement. Soyez-en remercié.
— Vous avez manqué de peu y parvenir tout seul.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
— Peu importe. Ce projet est réalisable. Et c’est parce que vous le savez que vous vous y opposez avec tant d’énergie. Prenez garde.
D’Argyre le considéra avec curiosité.
— Vous n’abandonnez pas facilement. Soit. Ce n’est pas une idée en l’air. Mais c’est un projet dangereux pour Mars.
— C’est le plus grand projet de développement qui ait jamais été conçu pour Mars.
— Vu de la Terre, peut-être. Mais ici, personne de sensé ne souhaite voir Mars ainsi transformée. Cette planète constitue un ensemble équilibré. Une telle expérience comporte des risques que nul n’acceptera de courir.
— Toutes les précautions seront prises. Les études préliminaires ont montré que…
— Ne me dites pas ce qui est bon pour Mars. Je ne parlais pas seulement des risques techniques. Il y aussi des risques politiques.
Jon d’Argyre se dressa de toute sa hauteur en face de Beyle.
— Je sais trop, dit-il, ce que vous voulez, vous autres Terriens. Vous voulez doter Mars d’une atmosphère pour y envoyer le surplus de votre population. Vous considérez Mars comme une espèce de soupape. Mais nous n’avons pas envie de faire de Mars une autre Terre. Nous voulons continuer à vivre libres sur de vastes plaines.
— Des déserts. Des mers desséchées et mortelles.
— Peu importe. Elles nous appartiennent et nous saurons les défendre. Vous pouvez le dire à la Terre, monsieur l’Ambassadeur plénipotentiaire. Nous voulons rester ce que nous sommes. Combien de temps faudrait-il à la Terre pour nous submerger ? Pour polluer notre monde comme elle l’a fait du sien. Dix ans ? Vingt ans ? Et cette société dans laquelle nous avons grandi, qui nous a faits, disparaîtrait. Mes ancêtres ont fui la Terre, monsieur Beyle. Ils ont même renoncé à leur nom et ont pris celui d’une région de Mars pour bien marquer que leur voyage était sans retour. Ils ont créé ce monde. Non, cherchez ailleurs des terres. Pour moi, je défendrai ma planète et le peuple qui m’a confié ses destinées. Votre utopie ne m’intéresse pas.
— Noble discours, dit Beyle, sèchement. Mais n’êtes-vous pas sûr de défendre plutôt vos propres intérêts, votre pouvoir ? Croyez-vous que l’on ignore sur Terre que la famille d’Argyre a contrôlé depuis le début grâce à sa fortune, d’abord possédé, puis dirigé, après la fondation de l’Administration, les usines d’oxygène et les puits de Mars. Si la Terre dote Mars d’une atmosphère, vous n’êtes plus rien. Vous ne possédez plus rien. Et vos collègues du Grand Conseil ne songent-ils pas eux aussi à leurs privilèges ? Aux industries vitales pour Mars qu’ils gèrent et qui deviendraient soudain inutiles, l’énergie, la nourriture ? Que deviendraient les stations hydroponiques si le sol de Mars pouvait être cultivé ? Oh, bien sûr, ce n’est pas pour tout de suite. Mais vous voyez loin dans l’avenir. Les vieilles familles de Mars ont l’habitude de prévoir et d’empêcher que rien ne change. Premiers ¡sur un monde pauvre plutôt que seconds sur une planète fertile. Vous voyez au delà de vous-même. Et pourtant vous n’avez qu’une fille.
Jon d’Argyre blêmit mais ne dit rien.
— Vous devriez penser à elle, poursuivit le Terrien. Vous auriez dû penser à elle quand vous avez fait arrêter Noroit sans motif solide pour le livrer à une opinion que vous avez manipulée. Et quand vous avez tenté de le faire assassiner. Croyez-vous qu’elle l’ignore ?
— Taisez-vous, rugit Jon d’Argyre. Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Croyez-vous ? La Terre n’aime pas les événements qui se produisent sur Mars. La Terre n’aime pas que l’on tue sur Mars. La Terre n’aime pas les sabotages. La Terre peut ordonner une enquête sur Mars.
— Et qui la mènera ?
— J’ai les pouvoirs nécessaires.
— Techniquement, vous êtes en état d’arrestation.
— Je ne crois pas, dit Beyle. La Terre n’aimerait pas du tout cela. Elle penserait que vous m’avez inculpé parce que vous avez peur. Elle enverrait quelqu’un d’autre si vous me faisiez disparaître. Et je sais qui a donné l’ordre de saboter l’appareil d’Archim Noroit. Et je n’aurai pas de repos tant que je ne vous aurai pas traîné devant un vrai tribunal. À moins que vous ne changiez d’attitude.
— Vous n’avez pas de preuve.
— J’en trouverai, dit Beyle, soudain rendu furieux par la morgue de son adversaire. Et plus qu’il n’en faudra. La Terre a un droit de regard sur la justice de Mars, ne l’oubliez pas, et j’en ferai usage.
— Vous devenez désagréable, dit Jon d’Argyre.
— Peut-être, dit Beyle. Je vous ai offert une issue. Mais prenez garde. Même si vous échappez à la justice, vous en sortirez ruiné, brisé. Il y a des choses pires que de perdre le monopole de l’air sur Mars. Pensez à Gena.
— Sortez, dit Jon d’Argyre.
— Oh non, pas maintenant. Ni jamais.
Il tira d’une poche intérieure la médaille de métal bleu.
— Vous connaissez cet objet, je suppose.
Jon d’Argyre prit la médaille et l’étudia. Il laissa échapper un profond soupir.
— Je puis faire appeler vos gardes et vous faire arrêter, dit Beyle.
Jon d’Argyre lâcha la médaille sur son bureau, le contourna et se laissa tomber dans son fauteuil.
— Un de mes ancêtres a possédé la même, dit-il. Ainsi le Consortium s’est décidé. Ils doivent être désespérés. Et ils ont envoyé un Porteur. Vous avez vraiment les pleins pouvoirs.
— Vous en avez douté trop longtemps, dit Beyle. J’espérais régler cette affaire autrement, mais je vais devoir suspendre le procès. Le vôtre commencera dans quelques jours. Le temps de réunir des témoins.
— Attendez, dit Jon d’Argyre. (Ses traits s’étaient affaissés. Une mèche grise retombait sur son front. Il fixait la médaille, hypnotisé.) Vous avez gagné. Que dois-je faire ?
Son ton était presque devenu humble.
— Noroit doit être acquitté, dit Beyle. Le Conseil rendra un avis favorable au projet.
— Non, dit Jon d’Argyre, non, c’est impossible.
— En échange, vous ne serez pas inquiété. Naturellement, vous devrez abandonner vos fonctions. De nouvelles élections auront lieu. Noroit renoncera à déposer une plainte contre inconnu.
— Il n’y a pas d’autre issue ? demanda Jon d’Argyre.
— Non, dit Beyle. Vous avez commis plus qu’une erreur, une faute, avec cet attentat. Et une seconde erreur en arrêtant Noroit lorsque vous avez appris que votre première tentative pour l’éliminer avait échoué. Sans votre aide, il nous aurait fallu des années pour obtenir ce résultat. À présent, le Grand Conseil de Mars devra voter le projet.
— Mars va mourir. Par ma faute. Du moins, ma fille ne saura rien, n’est-ce pas ?
— Je crains qu’il ne soit un peu tard.
Jon d’Argyre baissa la tête et laissât échapper un grognement. Beyle sut qu’il avait vaincu, qu’une page de l’histoire de Mars venait d’être tournée, que le règne des patriciens et des grandes familles était forclos, sans espoir de retour, et aussi qu’un pas venait d’être franchi sur la longue route qui conduirait à la transformation de la planète. L’interminable nudité de la planète rouge allait prendre fin, après des dizaines de millions d’années.
Demain, c’est-à-dire dans un siècle, Mars serait devenue la planète verte, une planète couverte d’arbres et d’herbes et d’humains. Le rêve des forêts serait entré dans la réalité. Feuilles vertes. Et en plus d’un sens, Jon d’Argyre aurait eu raison. Mars l’ancienne était condamnée, les dômes disparaîtraient, les pionniers céderaient la place aux cultivateurs, aux industriels. Une culture s’effacerait. Mais n’était-ce pas nécessaire ? Les choses ne devaient-elles pas changer, sans fin ? N’était-ce pas folie de croire, comme l’avaient fait Jon d’Argyre et ses semblables, qu’on pouvait les figer, les éterniser dans le moment où elles vous étaient favorables ? Un instant, Georges Beyle sentit un doute l’effleurer.
Il récupéra la médaille qu’il enfouit dans sa poche. Il se dirigea vers la porte. La voix de Jon d’Argyre l’arrêta.
— Qui êtes-vous en réalité ? Quel est votre nom ? Quelles sont vos fonctions ?
— Mon véritable nom a peu d’importance, dit Beyle. Peu de gens le connaissent. Et je suis Directeur adjoint de la Sécurité scientifique de la Terre.
— Je descendrai dans quelques minutes dans la salle des séances.
— Bien, dit Beyle. J’y serai aussi.
Il ouvrit la porte, passa devant l’huissier sans le regarder et fit en sens inverse le chemin qu’il avait suivi à l’aller sans que personne ne l’interpelle. Revenu dans le grand hall, il se dirigea vers l’entrée de la salle du Conseil et présenta son insigne à l’officier qui la gardait. L’homme hésita à peine une fraction de seconde et le fit entrer précipitamment. Des regards étonnés l’accueillirent et il supposa qu’il devait les attribuer à sa tenue de mineur. Il chercha Archim du regard mais le climaticien ne le vit pas. Il semblait concentré sur la préparation de son discours.
L’issue du procès ne faisait plus de doute pour l’assistance. Archim serait condamné à la déportation sur Deimos et le Grand Conseil rendrait un vote de défiance à l’endroit du projet, si éloquent que soit le climaticien.